Essai publié en 2022, qui parle de comment l’architecture et la construction moderne (et le capitalisme et sa vision de l’immobilier comme un investissement parmi d’autres) empêchent la constitution de nouvelles ruines : les bâtiments de mauvaise qualité deviennent des décombres avant d’en passer par le stade de ruine. Alternativement, les bâtiments sont rénovés, réemployés ou détruits pour faire place à du neuf, ou encore ils sont construits de façon à être démontés (cabanes, habitat léger, habitat mobile), mais dans tous les cas n’ont pas la possibilité de vieillir et de devenir des ruines. Les ruines qui restent sont majoritairement celles des époques antiques ou modernes (il y a cependant des ruines contemporaines qui existent temporairement, les phénomènes décrits ne sont pas absolus).
Globalement, un peu trop d’approche philosophique à mon goût dans le bouquin, mais des passages très intéressants sur les explorateurs urbains et leurs motivations, les origines de la discipline avec le San Francisco Suicide Club, la volonté de sortir des normes marchandes et sociales mais qui finit par recréer une norme élitiste au sein de l’urbex. Je vois très bien l’idée derrière le « caractère révolutionnaire des pratiques extraquotidiennes » et de « l’exploration festive et risquée de l’espace » : sans adhérer à l’idée que ces pratiques puissent effectivement avoir un caractère révolutionnaire, l’échappée qu’elle permettent par rapport à l’ordre néolibéral ou même juste la routine est quelque chose que je ressens totalement, ainsi que la prise (maîtrisée) de risques (physiques ou judiciaires). L’idée de la tension entre prise de risque/sortie du quotidien d’un côté et planification méticuleuse de ces échappées est aussi quelque chose qui me parle : c’est la mobilisation d’une certaine expertise mise au service d’activités non-productives, mais qui peut facilement être récupérée par le capitalisme (qui est très bon a récupérer tous les divertissements, surtout quand ils génèrent leur propre marketing avec des photos esthétiques, une promesse d’adrénaline…). Il faut aussi avoir conscience que ça dérive facilement vers des postures validistes et masculinistes – et ne pas y céder.
Bégout souligne aussi que les expériences du SFSC et l’urbex à sa suite se présente comme une parenthèse dans une vie normée : malgré la revendication originelle d’un caractère révolutionnaire, toutes ces expériences ne recherchent pas à subvertir le monde : au contraire d’une manifestation (sauvage ou non) ou d’une grève, elles sont tout à fait à côté du fonctionnement du monde, elles ne prétendent pas remplacer un travail régulier ou en contester les règles, elles vont se faire dans les temps laissés libres : soirées, nuits, weekends. Ce qui explique aussi pourquoi les pratiquants sont souvent des cols blancs (et des hommes jeunes en raison des biais virilistes et validistes). Avec l’exemple de Access All Areas de Ninjalicious, Begout insiste aussi sur en quoi la communauté des urbexeurs propose une sorte de code d’honneur moderne (qui va très loin, à la limite de la secte dans AAA, mais plus généralement propose une échelle de valeurs alternatives à base de compétences physiques et techniques, de prestiges des lieux explorés, de charisme dans la communauté, mais qui reprend bcp des biais des hiérarchies dominantes). Les urbexeurs rejettent la légalité, mais pas la légitimité telle qu’ils l’entendent eux.
En prenant l’exemple de Philippe Vasset, il montre aussi comment la pratique de l’urbex passe aussi par la recherche de signes (repérage dans le paysages des lieux abandonnées, des traces, des indices de l’histoire d’un lieu, de chemin d’accès possibles). Il s’agit de redonner un sens au monde, à la fois d’un point de vue pratique (je peux rentrer par ce soupirail) et mystique (je détecte les traces de l’histoire dans cet escalier qui ne va nul part, je pense que le monde fait sens et est déterministe, je vois plus loin que les apparences). Ce qui peut mener vers une mise en récit (imaginer pour le plaisir des sectes secrètes dans des parkings désaffectés) ou du complotisme paranoïaque (ce carreau cassé est bien un signe que les illuminatis reptiliens contrôlent le monde et veulent faire advenir la ville du quart d’heure).